Réflexions sur la prise de la Banque ottomane

 

« France Arménie » – Septembre 2016

Il y a exactement 120 ans, la prise de la Banque ottomane, le 14 août 1896, par un groupe de combattants de la Fédération Révolutionnaire Arménienne (F.R.A.) – Dachnagtsoutioun – représente l’un des épisodes les plus marquants de la lutte révolutionnaire des Arméniens de l’Empire ottoman. Il a ébranlé la Sublime Porte et les Chancelleries occidentales. Quelles sont les raisons et les motivations qui ont poussé les révolutionnaires arméniens à entreprendre cette action audacieuse ? Pour en saisir la portée politique, il est nécessaire de placer l’événement dans le contexte historique de l’époque.

par Hagop Sazdjian

e dix-neuvième siècle a été celui de l’expansion de l’Empire russe. En 1827, la Russie arrachait le Caucase à la Perse et lors de la guerre de 1828 contre l’Empire ottoman, elle gagnait des territoires sur la mer Noire et dans les Balkans. La Russie voulait d’autre part jouer le rôle de protecteur des chrétiens d’Orient. Lors de la conquête du Caucase, elle fit de nombreuses promesses aux Arméniens de la région, notamment celle de l’octroi d’une autonomie et même la création d’un royaume. L’avancée russe avait suscité beaucoup d’espoir chez les Arméniens qui lui apportèrent son aide avec plusieurs centaines de milliers d’Arméniens affluant vers le Caucase. Mais la Russie ne tint pas ses promesses. Non seulement l’octroi d’autonomie fut oublié, mais les gouverneurs russes répartirent la population arménienne dans le Caucase de telle sorte que les Arméniens ne constituaient une majorité dans aucun territoire.

En 1877, lors de la deuxième guerre russo-turque, la Russie conquit à l’est les villes de Kars et d’Ardahan, et à l’ouest de nouveaux territoires autour de la mer Noire et dans les Balkans. Le traité de San Stefano, en 1828, reconnut l’indépendance d’une Grande Bulgarie, de la Serbie, du Monténégro et de la Roumanie, tandis que l’article 16 du traité n’imposait au Sultan que des réformes politico-administratives dans l’Arménie turque. La Grande-Bretagne et l’Autriche-Hongrie s’opposèrent à ce traité, craignant une expansion trop forte de l’influence russe aux dépens de l’Empire ottoman, et exigèrent sa révision. Le traité de Berlin, signé la même année, modifia sensiblement les clauses du traité de San Stefano. Les territoires reconnus indépendants dans les Balkans furent notablement réduits ou transformés en régions autonomes. La Grande-Bretagne récupéra Chypre. L’article 16 du traité, relatif aux Arméniens, fut transformé en article 61, dans lequel le projet de réforme n’était plus contraignant, mais simplement un souhait.

Le traité de Berlin provoqua une grande désillusion chez les Arméniens qui avaient placé leurs espoirs de réformes dans les grandes Puissances internationales. Le Patriarche arménien, Khrimian Haïrig, de retour de Berlin où il avait conduit une délégation arménienne, prononça alors son sermon historique, dans lequel, amer, il décrivait sa délégation s’avançant vers le hérissé (1), préparé pour tous, avec des louches en papier, alors que les autres délégations s’avançaient avec des louches en fer. Ce sermon marque probablement un tournant dans l’histoire du peuple arménien et fut le signal d’un engagement révolutionnaire auprès de la jeunesse. De petits groupes de révolutionnaires d’autodéfense se constituèrent dans les villes et les villages de l’Arménie turque. Entre 1885 et 1890, les trois partis historiques arméniens, Arménagan, Hentchaguian et Dachnagtsagan, virent le jour. La lutte révolutionnaire d’autodéfense contre les gouverneurs et féodaux oppresseurs turcs et tribus kurdes, leurs alliées, se développa.

En 1894, le parti Hentchaguian, dont le siège était à Genève, organisa le soulèvement de la population de Sassoun. Malgré le bien-fondé de l’objectif poursuivi, l’action était mal préparée, en particulier sur le plan de l’armement. La région fut rapidement encerclée par l’armée ottomane. L’Etat ottoman promit de gracier ceux qui se rendraient. Les Arméniens, qui s’étaient réfugiés dans les montagnes, déjà à bout de munitions, se rendirent. Mais l’Etat renia sa parole et un massacre de plusieurs milliers d’Arméniens s’ensuivit. Cet épisode créa un vif émoi auprès de l’opinion publique occidentale. En Grande-Bretagne celle-ci, à travers la presse et des meetings, exigea plus de fermeté de la part de son gouvernement qui, sous la pression créée, prit sur la scène internationale la défense du peuple arménien et exigea, en se basant sur les dispositions du traité de Berlin, la réalisation des réformes promises. L’année suivante, le parti Hentchaguian organisa dans le même sens, une manifestation pacifique à Bab Ali, à Constantinople. Le sultan Abdul-Hamid y répondit par de nouveaux massacres qui se déroulèrent sur deux ans dans toute l’Arménie, faisant intervenir les foules fanatisées ou des troupes Hamidiyé, constituées d’irréguliers kurdes. On estime à 200 000 le nombre d’Arméniens massacrés entre 1894 et 1896.

La Grande-Bretagne envoya alors un ultimatum au Sultan pour tenir ses promesses de réformes qui devaient être supervisées par une commission tripartite formée des représentants de la Russie, de la France et de la Grande-Bretagne. Il est paradoxal que la Grande-Bretagne, jusqu’alors défenseur farouche sur le plan international de l’Empire ottoman, ait été vers la fin du dix-neuvième siècle la seule puissance engagée auprès du peuple arménien. Son ambassadeur apportait chaque fois à la presse internationale la preuve des massacres perpétrés dans le fin fond de l’Anatolie à l’insu des regards étrangers.

Parallèlement à l’engagement croissant de la Grande-Bretagne, la Russie entamait un désengagement continuel de ses promesses vis-à-vis des Arméniens. Depuis le traité de Berlin, elle estimait qu’un nouveau démembrement de l’Empire ottoman tournerait inévitablement à l’avantage des Puissances occidentales et préférait désormais protéger l’intégrité territoriale d’un Empire ottoman affaibli, gardé sous son contrôle. La diplomatie russe tergiversait devant la décision de l’envoi d’un ultimatum au Sultan. Les diplomates britanniques rapportent dans le Livre Bleu publié à l’époque, que la diplomatie russe leur avait fait comprendre que la Russie ne souhaitait plus la création d’une nouvelle Bulgarie indépendante sur sa frontière caucasienne. La Russie craignait en effet que l’émergence d’une Arménie indépendante ou autonome ne soit un obstacle à ses projets d’expansion et un mauvais signal envoyé aux autres nationalités de son empire. Tout en acceptant avec réticence l’idée des réformes imposées en Arménie turque, la diplomatie russe encourageait en secret le Sultan à différer leur mise en œuvre ou à les refuser. Quant à la France, affaiblie par sa défaite devant l’Allemagne en 1870, elle espérait trouver dans une alliance avec la Russie un contrepoids à l’influence grandissante de l’Allemagne sur la scène internationale. La diplomatie française alignait ainsi ses positions sur celles de la Russie.

Papken Suni

L’occupation de la Banque ottomane

C’est dans ce contexte international d’immobilisme que les révolutionnaires arméniens se trouvaient. Malgré des succès remportés sur le terrain dans la défense des paysans arméniens contre leurs oppresseurs et exploitants, en leur inculquant la confiance en soi, en ressuscitant chez eux la fierté nationale, l’objectif stratégique de réalisation de réformes sous l’égide des Grandes Puissances, qui seules pouvaient conduire à une amélioration de la situation générale des Arméniens, paraissait inatteignable. C’est alors que germa l’idée d’une action portée au cœur même de la capitale ottomane, qui pourrait sensibiliser les Puissances internationales. L’occupation de la Banque ottomane, appartenant en réalité à des sociétés internationales, fut retenue. L’idée fut proposée par un jeune militant de 23 ans, Papken Suni. En occupant la banque et en condamnant son accès, les révolutionnaires devaient réclamer aux représentants des Grandes Puissances la mise en œuvre des réformes tant de fois promises. L’occupation de la banque devait aussi s’accompagner par une action de diversion qui consistait à attaquer la caserne de la gendarmerie dans le village de Samatia, afin d’accentuer la pression sur l’Etat ottoman. Le projet fut rapidement adopté par le Comité central de la FRA de Constantinople et une équipe fut formée afin de préparer l’action. Deux militants étudiants, Hratch Tirakian et Armen Karo (Karékine Pastermadjian), qui étudiaient à l’École d’agronomie de Nancy, furent rappelés à Constantinople afin de participer aux préparatifs. Armen Karo en a donné plus tard dans son livre Abrevadz orèr (Jours vécus), tous les détails avec la participation de jeunes militantes. La ville de Constantinople était quadrillée d’informateurs de la police et chaque déplacement, chaque mouvement, notamment pour le transport des armes et des munitions, devait être minutieusement préparé afin d’éviter les soupçons. La FRA publia alors un tract en langue turque adressé au peuple turc dans lequel elle précisait que sa lutte n’était pas dirigée contre lui mais contre le gouvernement, responsable principal des massacres. Elle précisait aussi que de nombreux Turcs révolutionnaires luttaient de leur côté pour le rétablissement d’un régime démocratique.

Les préparatifs se passent sans incident et le 14 août 1896, tôt le matin, un groupe de 26 combattants, placé sous la direction de Papken Suni, passe à l’action. Une fusillade a lieu à l’entrée de la banque et plusieurs combattants tombent. Parmi eux, Papken Suni, le chef du groupe. Celui-ci arrive néanmoins à pénétrer dans la banque et à en fermer les issues. La direction de l’action est désormais confiée à Armen Karo. Les employés de la banque au nombre de 157, effarés, se réfugient dans une salle. Les combattants leur expliquent qu’ils ne sont pas des voleurs, mais des révolutionnaires politiques, et qu’aucune action ne sera dirigée contre eux, ni contre les avoirs de la banque.

L’action prévue dans le village de Samatia, habité par de nombreux Arméniens, tourne cependant à l’échec. Les va-et-vient des combattants arméniens, les transports de colis contenant des armes et des munitions, n’échappent pas à l’attention des Arméniens du village. Ceux-ci, pressentant une action armée prochaine, commencent à s’éloigner avec leur famille vers le village voisin de San Stefano. Ce mouvement de masse n’échappe pas à la vigilance de la police qui devine la préparation d’une action. Samatia est surveillé de près. Le 14 août, dès le matin, les maisons où s’étaient abrités les révolutionnaires sont encerclées. Ceux-ci, puissamment armés, résistent néanmoins farouchement en infligeant de lourdes pertes aux assaillants. Le combat dure 18 heures. Les munitions sont arrivées à épuisement. Les fedayins préfèrent utiliser leurs dernières cartouches pour mettre fin à leur vie, plutôt que de se rendre à l’ennemi. Parmi eux, le chef du groupe, Knouni.

La banque, après son occupation, est rapidement encerclée. Mais les combattants, armés de grenades, tiennent à distance les assaillants et exigent la présence d’émissaires des ambassades étrangères pour entamer des négociations. Finalement, un représentant des ambassades arrive en la personne de Maximov, premier interprète de l’ambassade de Russie. Entre temps, la FRA avait envoyé un communiqué aux ambassades étrangères exigeant la mise en œuvre des réformes. Les négociations durent des heures. Les combattants refusent de quitter les lieux sans avoir reçu la promesse formelle des réformes. Mais le temps presse ; la crainte d’organisation massive de massacres d’Arméniens plane sur eux. A la fin de la journée, après avoir reçu la promesse de pouvoir quitter librement le pays, les révolutionnaires quittent la banque. Ils ont déposé les armes lourdes, mais chacun emporte son revolver pour pouvoir riposter à toute attaque inopinée. Ils sont escortés sans incident vers les quais du port, et c’est en présence des représentants des ambassades étrangères qu’ils embarquent sur le bateau français La Gironde, qui les conduira à Marseille. Là, après quelques jours de détention, ils seront libérés.

Sur les 26 combattants de la Banque ottomane, 3 moururent et 6 furent blessés. A Samatia, on compta le décès d’une dizaine de combattants. On estime qu’il y eut dans l’armée et la police ottomanes des centaines de morts et de blessés lors des événements de Samatia et de la banque.

Les retombées de l’action

Quels furent les échos de la prise de la Banque ottomane ? La panique était immense à Constantinople dans les allées du pouvoir. Le sultan Abdul-Hamid se rendait compte qu’après les massacres de plusieurs centaines de milliers d’Arméniens, ceux-ci ne s’étaient pas résignés à la fatalité. Les révolutionnaires avaient redoublé d’énergie et venaient prouver qu’ils pouvaient agir sous ses propres fenêtres au vu et au su du monde entier. Bien que des massacres eurent lieu dans certains quartiers éloignés de la capitale, le Sultan dut se résigner à abandonner cette méthode d’oppression, notamment sous la pression exercée par les Puissances étrangères ; on constate que les massacres massifs de grande envergure cessèrent entre 1896 et 1909, date des massacres d’Adana.

En Europe, le choc était immense. La prise de la banque, couverte le plus souvent heure par heure par les journalistes sur place, suscita la sympathie de l’opinion publique qui se rendait compte de la détresse du peuple arménien abandonné de tous, mais dont les enfants luttaient avec courage, prêts à mourir pour leur cause, et pour faire rétablir les droits élémentaires de leur nation. Le gouvernement ottoman, fidèle à ses méthodes de falsification des faits, essayait de présenter les révolutionnaires arméniens comme des brigands venus piller la banque et égorger ses employés. Mais le témoignage des journalistes anéantit ces tentatives. La pression de l’opinion publique était si forte que des pays jusqu’alors indifférents à la Cause arménienne, telles la France, l’Autriche et la Russie, exigèrent des comptes au Sultan. C’est à cette époque, quelques mois après ce 14 août, en décembre 1896, que Jean Jaurès prononça son célèbre discours à l’Assemblée nationale, fustigeant l’indifférence de l’Europe devant l’agonie du peuple arménien. Son discours fut le point de départ de l’engagement de nombreux intellectuels et hommes politiques français en faveur de la Cause arménienne. Citons parmi eux Anatole France, Georges Clémenceau, Pierre Quillard, Francis de Pressensé, Victor Bérard, Paul Valéry, Charles Péguy.

Devant la forte pression internationale, Abdul-Hamid, en diplomate rusé, changea de tactique. Il envoya à Genève, auprès de la rédaction de Drochak, journal officiel du Bureau de la FRA, un émissaire afin de négocier la paix avec les révolutionnaires arméniens. L’intermédiaire principal était Artine Pacha Dadian, alors haut fonctionnaire influent au ministère des Affaires étrangères ; l’émissaire était son fils, Diran Bey Dadian. Le Sultan proposait aux révolutionnaires de cesser les attaques contre l’Empire ottoman et promettait d’entamer des réformes dans les prochains neuf mois. Il était clair qu’il voulait d’abord gagner du temps, mais surtout montrer à l’opinion publique européenne qu’il était un homme de paix, prêt au dialogue. La réponse de la rédaction de Drochak fut simple : le mouvement révolutionnaire arménien n’était que le reflet du désespoir du peuple arménien devant les injustices subies et la seule façon de le dissoudre était de réaliser concrètement des réformes et non de faire des promesses non tenues. Malgré le refus des Arméniens de continuer ce dialogue infructueux, l’émissaire insistait sur la poursuite des négociations. Celles-ci se poursuivirent sans résultat le long de trois années ; les neuf mois promis par le Sultan pour le début des réformes furent largement dépassés. En 1899, une conférence internationale pour la paix allait se tenir à La Haye. Bien que le Sultan ait reçu la promesse que des questions internes à son empire n’allaient pas être soulevées, celui-ci craignait d’être piégé pendant sa tenue. La prolongation indéfinie des rencontres de Genève lui était un alibi pour tromper l’opinion publique européenne en prétextant démontrer son attachement à la paix. Les négociations furent définitivement rompues en 1899. La diplomatie turque n’hésita pas à faire publier dans les journaux des déclarations affirmant qu’elles avaient abouti et que la Question arménienne était sur le point d’être résolue.

La prise de la Banque ottomane a marqué le début d’une étape importante dans l’histoire du mouvement révolutionnaire arménien, celle de la sensibilisation de l’opinion publique européenne et de l’engagement de nombreux intellectuels et hommes politiques européens dans la défense de la Cause arménienne. Elle a insufflé un nouvel élan à la lutte révolutionnaire de son peuple. n

(1) Plat traditionnel des provinces orientales arméniennes

 

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