LA VOIX DE MA GRAND-MÈRE

LÉNA KADIAN

Sous le ciel gris du printemps montréalais, les gens sont confinés. Gracieuseté d’un virus mondial. Pour une fois, l’humanité entière souffre du même mal. Pour une fois, les peuples de toutes les religions et de toutes les races semblent chanter les mêmes chansons d’espoir. Du moins ce que je leur souhaite, car en tant que sexagénaire, je n’ai pas encore ressenti, que l’être humain aime son prochain, que nos aînés sont respectés ou que la justice règne sur terre, surtout à l’approche du 24 avril.

Tous les ans en avril, les ombres du passé me hantent et la voix de ma grand-mère résonne dans mes oreilles. La voix d’une survivante du génocide des Arméniens. Une voix qui se joint à la mienne, aujourd’hui, pour raconter l’histoire de mon peuple dont le cœur s’arrêta un 24 avril. Le cœur d’un million et demi d’Arméniens, sous le joug de l’empire ottoman. C’était en 1915. Date fatidique à laquelle les survivants d’un génocide, dont ma grand-mère, marchèrent assoiffées, affamés, pieds nus, humiliés… Pour enfin échouer dans un camp de réfugiés. Les années passaient, de pays en pays. La peine et la misère leur tenant compagnie. Ils observaient la lune, parfois les étoiles: reliques du passé, des foyers perdus. Des années plus tard, travail acharné, pleins de sacrifices suffirent à peine à nourrir trois filles dont j’étais l’aînée; portant sur nos épaules le fardeau pesant du génocide ancestral. Le deuil et l’injustice se mêlaient souvent au désir de vivre et de réussir. Perpétuel combat: s’instruire et grandir, s’enrichir, parfois, pour vaincre le sort d’être nés ailleurs qu’en terre des aïeux et oublier peut-être les ombres du passé.

Les années changèrent de crépuscules amers en des aurores d’espoirs. Alors que l’argent habilla mon corps, que la langue de Molière combla mon esprit, le mal de patrie me serrait le cœur. Ce mal en héritage des racines arrachées. Ce mal de troubadours, de pays en pays. Pour trois générations. En quête d’un endroit, pour appeler chez soi… Jusqu’à ce que j’atterrisse en sol québécois.

Toujours et encore, dans mes veines coulait le sang des massacrés. La lutte des déportés, mes entrailles gravait. L’oxygène me manquait. Donc mon âme cria: «Foutez-moi la paix! Démons du passé… Laissez-moi respirer. Je vais m’étouffer!» Mais comment gommer les ombres du passé, quand on est nés enfants de survivants?

Comment ne pas y penser, au seuil du 24 avril? Tous les ans, dans le monde entier, les Arméniens, avec les Grecques, les Tutsis, les Assyriens ou les Vietnamiens, se souviennent de leurs génocides et marchent pour la paix. Cette année la pandémie nous empêche de marcher, nous isole physiquement mais nous unit en pensées. Et la grand-mère que je suis, se pose tellement de questions!

Cette pandémie, servira-t-elle vraiment à réveiller les consciences et radier pour de bon, les guerres de pouvoir ou les massacres prémédités de l’homme contre son frère? Servira-t-elle à se pencher sur les erreurs du passé afin de ne plus les répéter? Servira-t-elle à accepter d’avoir massacré, à demander pardon et renouer les liens entre pays voisins? Servira-t-elle à alléger mon âme pour que je ferme les yeux en disant que le deuil de mon peuple ne se répétera pas? Que les massacres n’auront plus lieu. Que ma grand-mère pourra, enfin, se reposer en paix pour l’éternité ?

Sacrée pandémie, je compte sur toi.

Réveille les consciences et rends justice et paix à l’humanité !!

LÉNA KADIAN

19 avril, 2020.

 

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