«J’ai grandi avec l’Arménie au cœur…». Entrevue avec Marianne Auricoste — actrice, récitante et poète

par Artsvi Bakhchinyan

Marianne Auricoste a commencé comme actrice, mais s’est ensuite consacrée à la poésie et récitation. Elle a fondé l’association Le Chant des Mots (soutenue par le ministère français de la Culture, le Centre national du livre et la Direction régionale de l’art contemporain), qui organise des ateliers d’écriture créative pour adultes et enfants. Sur scène, elle interprète Euripides, Racine, Tchekhov, Claudel, Strindberg, Milosz, Brecht, mais donne également des spectacles de poésie. Marianne Auricoste est également productrice pour les radios publiques RFI et France-Culture. Ses ouvrages publiés incluent Guillevic, les noces du Goéland (L’Harmattan, 2007), La promesse (L’Harmattan, 2003), Conversation dans le noir (L’Harmattan, 2001), Lettre de Beauce (Chambelland) et L’argile des mots (Casterman). Marianne Auricoste a collaboré à des magazines Vagabondages, Europe, Sud, Dire, Trousse Livre.

La présente entrevue, réalisée en 2019, a été déjà publiée en anglais, mais nous la présentons à nos lecteurs dans sa langue originale.

 

—Chère Marianne, l’origine de notre premier contact fut votre grand-mère arménienne, ainsi que ses sœurs. Au cours de leur longue vie ces incroyables sœurs Babaïans, trois professionnelles de l’art — une chanteuse, une peintre et une pianiste — ont servi les cultures arménienne et française. Vous devez vous en souvenir très bien, n’est-ce pas?

—J’ai grandi entourée de ma famille arménienne. Ma grand-mère, Arminia, artiste peintre, mariée à mon grand-père, catalan, médecin, vivait à Meudon (une banlieue proche de Paris) à quelques rues de notre maison. Ma sœur , ma maman (Guidette Carbonell) et moi nous y passions presque tous les jours. Chaque dimanche, la famille se réunissait chez ma grand-mère, ma grande-tante Marguerite Babaïan (cantatrice), ma tante, mon oncle (le frère de Guidette) et mes cousins germains. C’était alors la cérémonie du thé, les bavardages en français, en arménien, les nouvelles des uns, des autres. Ma grande tante Marguerite, très active dans le milieu arménien nous parlait de ses élèves, de ses rencontres et nous faisait la chronique des derniers événements arméniens. Elle était notre ambassadeur, toujours active et dynamique, très patriote, très passionnée. J’adorais ses récits et son enthousiasme. Elle rêvait de m’apprendre l’arménien. Je commençais à déchiffrer avec elle l’alphabet et je connaissais déjà quelques mots. Mais surtout elle me transmettait son amour pour son pays et je sentais confusément qu’il était aussi le mien. J’ai toujours senti dès mon enfance que j’appartenais à cette culture et à ce peuple dont j’étais fière. Ma grand-mère, elle, me racontait son enfance à Tiflis et ses récits me faisaient rêver. Mon arrière-grand-père, médecin, était un grand chercheur. Il avait fondé un centre de recherche à Tiflis et toute la famille vivait là dans une grande maison. Mon arrière-grand-mère, une grande lettrée, avait ouvert une école française et s’occupait de l’éducation de ses trois filles, Arminia, Marguerite et Chouchik. L’une se destinait à la peinture, la seconde au chant et la troisième à la musique. Et très jeunes, les trois sœurs sont venues à Paris pour parfaire leur art. Un voyage très audacieux pour l’époque. Les trois sœurs n’ont plus quitté Paris.

—Votre cousine, l’auteur américaine Claire Hsu Accommando, la petite-fille de Chuchanik Babaïan, qu’ils l’appelaient leur grand-mère arménienne Nani. Avez-vous également appelé votre grand-mère en arménien?

—J’appelais ma grand-mère Arminia, mamie, un appellation bien française, il me semble… Elle était une femme très orientale, tendre et joyeuse, très amoureuse de son mari et de ses deux enfants. Femme au foyer, elle a peint de magnifiques natures mortes et beaucoup de portraits de sa famille. J’ai cédé quelques tableaux au musée Eugène Carrière, son maître dont elle était l’élève préférée. Mais nous gardons précieusement une grande partie de son œuvre. J’ai le projet d’offrir au musée de la Littérature d’Erevan des portraits de mes arrières-grands-parents. J’espère un jour les apporter moi-même à Erevan. Un cadeau qu’Arminia approuverait sûrement.

Arminia a rencontré mon grand-père sur le bateau qui l’amenait de Tiflis à Paris. Mon grand-père était alors médecin de la marine. Une grande passion est née entre eux durant cette traversée. Puis chacun a suivi sa destinée et pendant un an ils se sont écrit d’un bout à l’autre du monde. Ils se sont retrouvés à Meudon. Mon grand-père a quitté la marine. Ils se sont mariés et établis dans cette banlieue où ils ont vécus heureux jusqu’à leur mort. Leur histoire ressemble à un conte. Jamais je n’ai senti la moindre tension entre eux. Arminia adorait son foyer, adorait s’occuper de son mari, de ses enfants et plus tard de ses petits enfants. Elle avait adopté la France comme seconde patrie, celle de son mari et de sa famille. Elle gardait de l’Arménie des souvenirs heureux mais elle était moins patriote que sa sœur Marguerite. Cependant elle avait l’âme orientale et l’art de raconter des histoires avec beaucoup d’humour et de verve. Petite, je l’écoutais passionnément. Je me souviens encore de toutes ces histoires merveilleuses dont elle m’a bercé toute mon enfance. C’est elle, sans aucun doute qui m’a fait beaucoup rêver l’Arménie.

 

—Je me souviens qu’après votre visite en Arménie en 2007, vous m’aviez écrit: «Le retour à Paris est difficile. Je suis toujours en Arménie et je revis chacun des si grands moments de ce voyage extraordinaire. L’Arménie m’a profondément bouleversée. Ce voyage, je le sais, va préparer l’avenir. Je reviendrai bientôt avec, j’espère, quelques mots d’arménien, notre langue». Comment est-il possible que, arménienne seulement d’un quart, vous soyez si touchée par l’héritage de votre grand-mère?

—Et voilà comment j’ai grandi avec l’Arménie au cœur, ce sentiment ne m’a jamais quitté. J’ai toujours senti que j’appartenais à ce peuple, à son histoire, que du sang arménien courait dans mes veines. Toujours su que j’étais riche d’un passé qui m’a été transmis par ma famille. Lorsque j’ai rencontré vraiment l’Arménie en 2007, j’ai eu la confirmation de tout ce qui m’habitait depuis l’enfance. Certes, j’ai grandi en France, je ne parle pas l’arménien, mais mon héritage est arménien, mes racines. C’est un sentiment très profond, très ancré.

 

—Vous avez hérité des gènes «artistiques» des sœurs Babaïan devenant actrice, récitante et poète. En 2007, vous avez présenté à Paris une performance poétique intitulée «Chants profonds de l’Arménie», dans laquelle vous récitiez les poètes arméniens traduits en français — de Mesrop Machtots à nos contemporains. Pour cette performance vous vous êtes même présentée avec le nom de famille de votre grand-mère: Marianne Auricoste-Babaïan. Parlez-nous de ce projet, s’il vous plaît.

—En 2007, l’année de «l’Arménie mon amie», fêtée par la France, quand j’ai crée mon spectacle: «chants profonds de l’Arménie» avec deux musiciens arméniens, j’ai repris contact avec la communauté arménienne et j’étais très heureuse, très bouleversée à l’idée de visiter ce pays dont j’avais tant rêvé. C’était une grande année pour moi. Je me suis sentie chez moi dans les villages, dans la montagne, avec les habitants. La seule tristesse: je ne parlais pas la langue. Une douleur de ne pas pouvoir échanger vraiment avec ce peuple. Ce voyage était légendaire. Je l’avais longtemps espéré. Il était comme un rêve, ce sentiment très puissant de retrouver mes racines et ma famille. Cette chance aussi de traverser ce pays avec des arméniens de souche qui retrouvait eux aussi leur racine et qui me racontait la vie tragique de leur famille. Pendant ce voyage, il y eut beaucoup de rire et de larmes. Mais nous étions tous fiers d’appartenir à ce grand peuple.

 

—J’ai été impressionné d’apprendre par vous que vous étiez la compagne du poète français Guillevic, qui vous appelait l’Arménie. Avait-il, ou peut-être lui avez-vous transmis, un intérêt particulier pour la culture arménienne?

—Petite, j’ai grandi et évolué dans un milieu d’artistes, de peintres, de sculpteurs, de musiciens. A l’école, je me sentais différente des autres enfants. Je n’aimais pas l’école et la société de l’école. Mon milieu naturel était très éloigné de celui des autres enfants de ma classe. Je me sentais comme une étrangère dans cette école. Notre maison à Meudon était pleine d’animaux et d’une atmosphère particulière. Nous étions très libres, ma sœur et moi et grandissions au milieu d’adultes tous artistes, intéressants et amusants. De plus j’étais très solitaire et déjà j’aimais inventer des histoires que je me racontais. J’adorais les livres et la poésie. Je me récitais des poèmes que je ne comprenais pas mais j’aimais mettre des mots dans ma bouche et les dire à voix haute dans les chemins de l’autre maison, en Beauce où je partais seule me promener. Et un jour, j’avais quinze ou seize ans, j’ai décidé de mon destin: comédienne. A dix sept ans, je suis entrée à l’école Charles Dullin pour apprendre mon métier de comédienne. J’y suis restée plusieurs années et j’ai eu la chance d’étudier avec des comédiens illustres. C’était l’époque où Jean Vilar dirigeait le théâtre de Chaillot et l’enseignement était formidable et exaltant. Plus tard, j’ai joué des rôles important dans différentes compagnies en province et à Paris. Et un jour, j’ai rencontré le poète Guillevic, une rencontre qui a bouleversé ma vie. J’ai vécu quinze ans aux côtés de Guillevic. J’ai quitté le théâtre pour me consacrer à la poésie. J’ai sillonné la France et l’étranger avec des récitals de poésie, seule ou accompagnée de musiciens. J’ai crée des spectacles de poésie, que j’ai proposé et interprété en province et en banlieue parisienne. Et depuis, je n’ai pas cessé de dire des poèmes dans différents lieux. J’ai aussi commencé à écrire et publié plusieurs recueils. Parallèlement à mon travail de «diseur» et de poète, j’ai mené de nombreux ateliers d’écriture à destination des enfants et des adultes. J’ai aussi beaucoup travaillé la danse et les arts martiaux, que j’ai associé à mes ateliers d’écriture. Mes années «Guillevic» ont été des années décisives. J’ai beaucoup appris de lui. J’admirais le poète, j’aimais l’homme. Nous étions très proches, très complices. J’ai beaucoup parlé à Guillevic de l’Arménie, de ma famille et tout naturellement il m’appelait Arminia du nom de ma grand mère et j’étais très heureuse, c’était comme faire revivre ma grand-mère. J’aime ce nom et il me convenait. Il nous convenait à tous les deux. J’étais cette autre Arminia, petite arménienne baptisée par l’homme que j’aimais.

 

—Avez-vous un nouveau projet lié à l’Arménie et à la culture arménienne?

—Et maintenant parlons d’un projet que je couve depuis quelques temps, celui d’écrire sur ma famille arménienne, mes souvenirs, mon enfance, toute cette «arménité» qui m’habite. Je sens l’urgence de laisser des traces, poser des mots de gratitude pour honorer cette famille à la quelle je dois tant, que j’ai tant aimé et qui m’a constitué, qui m’a donné ma force et mon amour de la vie. Cette énergie bien arménienne dont ma famille était si bien pourvue. La foi et la joie du Caucase, la danse et les chants de nos montagnes, et ce sens du sacré qui a gardé ce peuple debout envers et contre tout.

(Erevan)

Leave a Comment

You must be logged in to post a comment.