Récits de silence et de discrimination chez les Arméniens cachés de Turquie

Par Astghik Aprahamian

« Dans ce pays, il est plus difficile encore

de parler des vivants que des morts. »

Hrant Dink

C’est par une soirée de mars que j’ai rencontré un jeune homme aux yeux bleus et au teint basané, étudiant en gestion à l’Université McGill. Il parlait un anglais un peu brisé, mais compréhensible; lorsque je lui ai demandé d’où il vient, il m’a répondu tout simplement : «De la Turquie. » Malaise. Malaise qu’on nous a appris, nous, jeunes Arméniens, à ressentir dès qu’on se retrouve face à « l’un d’eux. » Malgré cela, je pousse, je continue à lui parler. Le jeune homme me sourit lorsqu’il apprend que je suis Arménienne. « Mon père est Arménien. Il s’appelle Avedis. Ça veut dire une bonne nouvelle, c’est bien vrai?

– En effet. Ta mère, donc, est turque?

-Oui, c’est ça. » La conversation continue, et bientôt j’apprends que, comme l’en témoigne son nom de famille, Erzurumoglu, son père vient d’Erzurum, ancienne ville arménienne appelée Karin… d’où mon arrière-grand-père se serait enfui durant le génocide, pour ensuite se retrouver, il ne se souvenait plus comment, dans un orphelinat à Érévan. « Un Erzurumtsi, comme moi! » lui ai-je dit.

Ce jour, au-delà de cette petite joie de retrouver une sorte de compatriote, je m’aperçut d’un problème : mon incapacité à bien comprendre que ce jeune homme était non seulement à moitié Arménien, mais que son père avait épousé une Turque. J’avais cru jusque-là que se retrouver marié avec un représentant de ce peuple était le plus grand péché que je pourrais commettre en tant qu’Arménienne. Et pourtant, le père Erzurumoglu n’y avait pas vu un problème, visiblement, si sa femme était Turque, et s’il avait élevé un fils qui se considérait d’abord comme Turc. D’où me venait alors ce malaise, à savoir que des Arméniens se retrouvaient non seulement en Turquie de manière quasi assimilée, mais qu’ils épousaient même des Turcs?

* * *

Il y aurait des trous dans l’histoire arménienne du siècle dernier. Par histoire arménienne, j’entends une historicisation assez récente des événements du début du vingtième siècle, non seulement du génocide de 1915, mais aussi des massacres hamidiens qui eurent lieu avant cette date funèbre, et tout ce qui se passe après elle. Problème : on parle très peu de ce qui se passe après en Turquie, sur les terres anciennement arméniennes. On n’apprend pas, à l’école arménienne, ce qui arrive à ces Arméniens qui ont réussi à survivre en Turquie. On suppose qu’il n’en reste pas, naturellement, si l’on n’en parle pas. L’action de cette histoire nouvelle est menée au-delà des frontières de l’Arménie historique : elle se passe surtout en Arménie indépendante, rapidement devenue soviétique, et un peu à l’extérieur, mais seulement une cinquantaine d’années après le génocide. Entre ces deux pôles, l’histoire communément racontée, apprise dans les écoles de la diaspora arménienne, est lacunaire, comme si une rupture a eu lieu dans la mémoire historique de l’événement pénible, passé sous silence pendant des années. Récemment, certains historiens ont cherché à rectifier cette lacune, et beaucoup d’ouvrages et de publications sur les Arméniens en Turquie ont vu le jour. Mais il reste encore du travail à faire.

Ce sont donc ces trous dans l’histoire arménienne que Les restes de l’épée : les Arméniens cachés et islamisés de Turquie tente de remplir. La journaliste et sociologue Laurence Ritter, accompagnée du photographe Max Sivaslian, partent à la recherche des Arméniens en Turquie qui cachent souvent leur véritable identité, qui vivent dans la peur, l’incompréhension, le silence. Publié par les Éditions Thadée, cet ouvrage se veut comme une documentation journalistique de ceux que les Turcs et les Kurdes appellent « les restes de l’épée » : ceux qui ont réussi à survivre au génocide et à continuer de vivre en Turquie. Dans cette histoire arménienne récente, on parle peu de ces Arméniens convertis de force à l’islam pour rester en vie, quelles qu’en soient les circonstances, comme si ces gens-là incommodaient la culture arménienne par leur appartenance à une religion autre que le christianisme. Directement après le génocide, les survivants – les orphelins, les jeunes filles prises comme femmes par les Kurdes – se sont retrouvés condamnés au silence pendant des décennies, refusant souvent d’apprendre l’arménien à leurs enfants, de peur qu’ils n’aillent le dire à des voisins ou à leurs camarades de classe turcs.

Si la religion se présente d’emblée de jeu comme centrale à la question arménienne en Turquie, elle est vécue de manières différentes et singulières. Il n’est pas surprenant de voir deux frères ou deux cousins de religions différentes, l’un musulman, parfois un pratiquant fervent, l’autre revenu à la religion chrétienne dès qu’il en a eu l’occasion. D’autres, encore, se disent athées. Certains ont même adopté la religion alevie comme la leur. Certains ont la mention « musulman » sur leur passeport turc, mais vont prier à l’église, s’il y en a une dans leur coin; d’autres, avec la mention « chrétien », vont à la mosquée par habitude. Un Arménien chrétien prend une Arménienne islamisée comme femme, et vice versa. Le paysage en est donc un sans lignes directrices et sans clarté. Toutefois, le plus souvent en Anatolie, ces Arméniens cachés vont essayer de préserver leur « arménité » par mariage avec d’autres Arméniens, tout en respectant la règle des sept degrés d’éloignement, pour éviter la consanguinité.

Dépendamment des régions, la réalité des Arméniens cachés est différente: ils sont tantôt acceptés ouvertement par leur communauté ou leur village, tantôt vus avec mépris et haine; leur identité est mixte et confuse, mais la religion n’empêche pas ces gens de se sentir Arméniens. Cela paraît assez différent du discours qu’on entend, surtout dans la République d’Arménie, discours selon lequel un Arménien est d’abord et avant tout un chrétien. À travers les différents récits qui se dessinent dans cette immense fresque anatolienne, on se retrouve face à une question fondamentale à la compréhension d’une identité plus globale : un Arménien n’est-il que chrétien? Si oui, alors qu’étions-nous, collectivement, avant notre conversion nationale en 301 AD?

À travers la lecture de ces histoires vraies, on remarque que l’islamisation forcée de ces Arméniens, religion qu’ils finissent parfois par accepter comme la leur, n’affecte pas leur conscience d’une « arménité » et leur désir de protéger des ruines d’églises, de transmettre leur histoire à leurs enfants, de soutenir les Arméniens des autres régions. Certains de ces Arméniens musulmans disent le Notre Père, se signent par habitude ou bien parce qu’ils ont vu une aïeule faire le signe de la croix et sentent ainsi qu’ils lui rendent honneur, à elle et à son passé difficile, à leur histoire commune trop souvent oubliée. La situation semble différente selon qu’on vit à Istanbul ou en région rurale. Les Arméniens pris en entrevue par Ritter se plaignent d’être trop souvent vus comme « Autre » dans les yeux des stamboulites; d’après les habitants de la métropole, ces Arméniens ne retiennent rien de leur religion, de leur langue, alors comment peuvent-ils se prétendre Arméniens?

Pour certains, Les restes de l’épée peut s’avérer être une révélation : cette enquête à la recherche de la mémoire est ardue et déstabilisante, parfois lourde, car parsemée de la dure réalité de ces existences cachées en Turquie. Pour d’autres, cet ouvrage permet d’approfondir la réflexion sur l’identité arménienne au XXIe siècle, identité visiblement en mouvement constant, identité qui n’est pas fixe.

Après les brutalités vues et vécues durant le génocide arménien, la mémoire semble s’être tue : on ne voulait plus se souvenir de ce qui a causé la perte de nos frères, nos sœurs, nos parents, nos amis – le fait d’être né Arménien. Toutefois, cette même mémoire refait lentement mais sûrement surface. Agrémenté des photographies de Max Sivaslian, images aux couleurs chaleureuses et aux contrastes saisissants, Les restes de l’épée devrait être une lecture nécessaire non seulement à chaque Arménien, afin de mieux saisir l’immensité et la diversité de sa propre culture, mais à tous, en tant qu’enquête sociologique et une réflexion sur la confrontation des cultures, la situation des minorités, les limites de la langue et de la religion, et les ambiguïtés de l’existence humaine.

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